Quels sont les facteurs-clés favorisant l’innovation collaborative harmonieuse et fructueuse entre grands groupes et startups technologiques ? Comment augmenter, dès le départ, les chances de succès des projets de collaboration entre ces partenaires asymétriques ? Ce sont les questions que cet article aborde en focalisant en particulier sur les dimensions relationnelle et organisationnelle en amont de la collaboration.
Si les travaux de recherche sur la collaboration entre grands groupes et petites entreprises technologiques ne sont pas nouveaux [1], ils suscitent un intérêt croissant ces toutes dernières années. On observe en effet une augmentation de +81% d’articles scientifiques sur ce sujet entre 2016 et 2020 par rapport à la période 2011-2015, ce qui coïncide avec l’essor exponentiel des technologies de l’information et de la communication, de l’ubérisation en particulier, et leur fort impact sur les business models existants des grands groupes de nombreux secteurs d’activité [2]. Si des facteurs encourageants sont à souligner, ce type spécifique de collaboration nécessite encore un certain nombre d’améliorations [3], notamment pour établir des relations symbiotiques où chaque partenaire est gagnant [2].
L’innovation collaborative entre grands groupes et startups technologiques peut être considérée comme une collaboration stratégique, un « accord volontaire entre entreprises impliquant des échanges, le partage ou le co-développement de produits, de technologies ou de services » [4]. Cette définition reflète l’importance de la dimension relationnelle des collaborations stratégiques, au-delà de la dimension financière et juridique déjà largement mise en exergue dans les travaux de recherche [5], [6]. Le management de cette dimension relationnelle s’avère d’autant plus crucial que les partenaires de la collaboration sont asymétriques et indépendants aux niveaux organisationnel et financier.
La raison d’être de l’innovation collaborative entre grandes entreprises et startups est liée à des objectifs pluriels: les partenaires poursuivent d’une part leurs propres objectifs d’innovation et de croissance en vue de dégager ou maintenir un avantage concurrentiel, et d’autre part les objectifs communs liés à la collaboration elle-même. Ainsi, les bénéfices intra-organisationnels attendus par chaque partenaire nécessitent un alignement avec les objectifs communs, inter-organisationnels, de la collaboration. |
«Mettons en commun ce que nous avons de meilleur et enrichissons-nous de nos mutuelles différences.»
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C’est la valeur de la complémentarité en termes de ressources et compétences que chaque partenaire est à même d’offrir à l’autre qui enclenchera une volonté, puis une concrétisation de partenariat, permettant ainsi à chacun de poursuivre ses propres objectifs de compétitivité. La collaboration prendra généralement la forme d’un co-développement de solution innovante (partenariat R&D) ou d’une relation client-fournisseur sur une solution innovante développée par la startup (accord commercial).
Si grands groupes et startups disposent de nombreux atouts complémentaires et s’engagent de plus en plus dans des collaborations pour innover, celles-ci ne sont pourtant pas naturelles. Leurs différences intrinsèques et organisationnelles [7] peuvent en effet être source d’une distance cognitive [8] trop forte entre ces partenaires et générer des incompréhensions freinant voire empêchant la bonne marche du processus d’interaction et d’échanges d’informations et de connaissances. Cette asymétrie pose donc un certain nombre de défis. D’un côté, la distance cognitive est nécessaire pour que chacun apprenne de l’autre, et d’un autre côté, si elle est trop forte, les partenaires ne peuvent se comprendre mutuellement.
Même lorsque la collaboration est engagée, des défis liés aux différences entre ces acteurs peuvent subsister et générer des perturbations pour la relation. Les différences majeures identifiées [9] sont :
Dès lors, comment ces acteurs asymétriques peuvent-ils gérer ces différences, afin de se rapprocher pour collaborer efficacement dans le cadre de projets d’innovation et in fine bénéficier de leurs complémentarités ? Quels sont les facteurs-clés de succès de leur collaboration ?
Compte tenu des défis induits par les différences entre grands groupes et startups, leur collaboration ne s’improvise pas. Aussi, une adaptation organisationnelle substantielle peut s’avérer nécessaire du côté du grand groupe.
Des travaux récents [2], [9] ont mis en lumière l’existence de deux phases principales de la collaboration entre grandes entreprises et startups, la phase de Design (depuis la rencontre jusqu’à la décision d’engagement effectif des parties) et la phase de Processus (le travail en commun sur le projet, les interactions, jusqu’à l’obtention du résultat visé). Ces deux phases sont précédées d’une phase d’anticipation essentielle : la phase Amont (facteurs existants avant le début de la relation). Cette dernière vise à mettre en place les conditions propices aux deux phases de la collaboration et, par voie de conséquence, à son succès.
Ces travaux ont montré qu’une préparation adéquate de cette phase Amont par les grandes entreprises est déterminante dans le succès de leurs collaborations d’innovation avec des startups.
L’anticipation par le grand groupe via la phase Amont s’opère à deux niveaux : en interne et vers/avec l’externe. Les facteurs-clés internes permettant d’optimiser la relation de collaboration avec les startups nécessitent parfois une transformation profonde de l’organisation et par voie de conséquence un temps substantiel de mise en œuvre. |
«Tout le succès d'une opération réside dans sa préparation.» |
Les facteurs-clés tournés vers l’externe sont quant à eux liés au développement d’une stratégie d’ouverture en mode innovation ouverte [10], [11]. Les facteurs principaux présentés dans le tableau ci-après [2] sous-tendent l’idée que la mise en place, en amont, des conditions propices pour collaborer avec des startups va de pair avec l’adoption d’une stratégie d’innovation ouverte. Cette dernière augmente la capacité de la grande entreprise à devenir ambidextre, c’est-à-dire la capacité à la fois à exploiter ses propres connaissances en interne et à en explorer de nouvelles en externe pour innover. L’ambidextrie organisationnelle est également nécessaire pour relier l’interne et l’externe [12] et ainsi augmenter la capacité à collaborer avec des startups [9].
Facteurs-clés en interne |
Facteurs-clés vers et avec l’externe |
Management de l’intelligence collective Un déploiement de l’intelligence collective depuis le top management jusqu’aux acteurs opérationnels de l’entreprise permet un accroissement des capacités de l’entreprise dans un contexte d’évolution vers des business models d’innovation ouverte, supposant des liens forts et fluides entre l’interne et l’externe [13]. Ce type de management, fondé sur le partage d’informations et de connaissances et sur la transversalité des activités, participe également au développement d’une culture de l’innovation dans toutes les strates de l’organisation. |
Décentralisation du pouvoir |
Développement d’une culture de l’innovation |
Intégration des parties prenantes externes au business model Des parties prenantes clés de l’écosystème de l’entreprise (tels que les incubateurs, accélérateurs, clubs d’innovation ouverte, consultants en management digital, etc.) peuvent soutenir l’entreprise dans sa transformation, l’ouverture de ses frontières et lui permettre d’engager des collaborations d’innovation avec des startups qui soient pertinentes au regard des besoins en innovation du grand groupe. De plus, la grande entreprise peut également offrir son expertise (formations, conférences thématiques, etc.) aux startups de son écosystème. |
Définition de ses propres besoins en innovation Lorsque la grande entreprise a défini ses propres besoins en innovation en amont de la collaboration, la compréhension mutuelle est facilitée et la différence entre les parties prenantes dans le rapport au temps diminuée, du fait de décisions prises plus rapidement. |
Déploiement d’une interface faisant le lien entre l’interne et l’externe Cette interface (personne ou équipe), compétente en management de l’innovation et disposant de capacités relationnelles avérées, est d’une importance capitale pour la construction de la confiance, la compréhension mutuelle, la rapidité des prises de décision de la grande entreprise et l’avancement du projet de collaboration. |
Ainsi, le maître-mot qui préside aux collaborations réussies entre grands groupes et startups est avant tout l’anticipation stratégique et organisationnelle. L’objectif de cette anticipation est de permettre le rapprochement des acteurs asymétriques, dès le départ, en visant une qualité et une fluidité des interactions, des échanges de connaissances. La dimension relationnelle et l’humain sont ainsi placés au cœur du processus dès la phase Amont, et préparent les fondations de la collaboration proprement dite : la phase de Design, puis la phase de processus.
Références
[1] Doz, Y. L. (1987). Technology partnerships between larger and smaller firms: some critical issues. International Studies of Management & Organization, XVII(4), 31–57.
[2] Bertin, C. (2020). Driving factors for symbiotic collaborations between startups and large firms in open innovation ecosystems. PhD Thesis in Management Science, speciality Innovation & Entrepreneurship, University of Strasbourg, BETA Research Center.
[3] Bouchez, J.-P. (2020). Innovation collaborative - La dynamique d’un nouvel écosystème prometteur. De Boeck Sup.
[4] Gulati, R. (1998). Alliances and networks. Strategic Management Joumal, 19, 293–317.
[5] Yoon, E., & Hughes, S. (2016). Big Companies Should Collaborate with Startups. Harvard Business Review, 2–4.
[6] Dyer, J. H., & Singh, H. (1998). The Relational View: Cooperative Strategy and Sources of Interorganizational Competitive Advantage. The Academy of Management Review, 23(4), 660–679.
[7] Minshall, T., Mortara, L., Valli, R., & Probert, D. (2010). Making asymmetric partnerships work. Research-Technology Management, 53(3), 53–63.
[8] Nooteboom, B. (2000). Learning by Interaction: Absorptive Capacity, Cognitive Distance and Governance. Journal of Management and Governance, 4, 69–92.
[9] Bertin, C. (2019). Proximité et facteurs organisationnels pour la collaboration startup – grande entreprise en contexte d’innovation ouverte. Innovations, 58(1), 135–160.
[10] Vanhaverbeke, W., Chesbrough, H., & West, J. (2014). Surfing the New Wave of Open Innovation Research. In New Frontiers in Open Innovation (pp. 281–295).
[11] Bogers, M., Zobel, A.-K., Afuah, A., Almirall, E., Brunswicker, S., Dahlander, L., Gruber, M., Hilgers, D., Majchrzak, A., Rossi-lamastra, C., Milano, P., Hagedoorn, J., & Sims, J. (2017). The Open Innovation Research Landscape: Established Perspectives and Emerging Themes Across Different Levels of Analysis. Industry and Innovation, 24(1), 8–40.
[12] Lichtenthaler, U., & Lichtenthaler, E. (2009). A capability-based framework for open innovation: Complementing absorptive capacity. Journal of Management Studies, 46(8), 1315–1338.
[13] Bertin, C., & Schaeffer, V. (2020). Organizational impact of digital open innovation in retail banks: Managing external and internal pressure. In Managing Digital Open Innovation. Book Series “Open Innovation: Bridging Theory and Practice” (pp. 297–322). World Scientific Publishing.
[14] Rangus, K., & Slavec, A. (2017). The interplay of decentralization, employee involvement and absorptive capacity on firms’ innovation and business performance. Technological Forecasting & Social Change, 120, 195–203.